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Coup d’œil sur… le journal d’Etty

Etty Hillesum

Une vie bouleversée : un livre pour l’été

Etty Hillesum a 27 ans quand sa plume alerte, spontanée, tendre mais sans concession, rédige le journal de bord d’une vie bouleversée, entre les années 1941-1943, aux Pays-Bas. Elle pourrait presque être la sœur aînée d’Anne Frank que l’on connaît bien, et l’amie privilégiée de la grande Édith Stein malgré les différences qui les séparent. Un même destin en effet les unit, un même souffle spirituel les anime. Juives toutes trois, elles ont été emportées dans les turbulences de l’Allemagne nazie ; toutes trois douées pour l’écriture elles nous ont laissé – philosophie, psychologie ou littérature authentique – de très beaux textes sur l’existence, capables de nourrir l’intelligence sans restriction ; même au cœur de l’été quand la réflexion est en vacances !

Un beau livre

Il est des livres propulsés sur le devant de la scène médiatique, qui s’envolent au moindre vent. Ambitieux, pauvres de sens et de richesse lexicale, mais longtemps placés en tête des meilleures ventes. On nous les impose pour une saison : LE livre de l’été… Le journal d’Etty n’est pas de cette catégorie. Il ne vient pas de sortir ; il éveille chez le lecteur sentiments, émotions, sympathie sans jouer toutefois sur les cordes faciles de la peur, voire de l’horreur ou de l’érotisme, aujourd’hui complaisamment cultivés.

Ce qui a motivé mon choix, c’est la relative méconnaissance d’Etty Hillesum malgré le succès remporté par ses écrits dès leur parution, et la multiplication des articles la concernant jusque dans les journaux à grand tirage, sans compter une homélie du pape François.

Peut-être notre auteur est-elle trop féminine, nous offrant de saisissantes plongées à l’intérieur d’un ego en mal d’introspection ? Pas assez relue et corrigée, cette écriture aux accents de sincérité, à l’état brut en quelque sorte ? Évocation trop longue d’amours et de désamours pour les uns, ellipse frustrante pour les autres ?

La réponse n’est pas facile. Mauriac, Claudel, ou Julien Green ont sans doute trop marqué nos habitudes de lecture ; leur prétendue spontanéité d’auteurs connus était bien souvent revisitée avec soin. À de nombreuses reprises, Etty avoue son projet, ou son rêve, de devenir écrivain ; de prendre du temps pour envelopper dans un style travaillé toute la réalité qui l’entoure, les visages qu’elle croise, leurs souffrances. Elle s’imposerait alors pour des temps nouveaux, après la guerre, un véritable devoir de mémoire. D’autres s’y sont essayés avec force et précision. Elle ne fut pas cet écrivain rêvé, mais son style provoque chez le lecteur une empathie particulière, comme si le monde, le moi et ses états d’âme, nous étaient livrés sans médiation, « en direct ». Les années tragiques 41-43, entrent alors en résonance avec les drames permanents que connaît 2014, notre temps.

Etty, une belle personnalité

C’est un exercice d’école d’apprendre à porter des jugements moraux sur les personnages des romans donnés à lire. Quelle gageure lorsque le personnage central d’un ouvrage est la mise en page de l’auteur même ! On peut cependant dire, en évoquant un raccourci familier aux Grecs : Etty est une belle personnalité (kalos) en cela même qu’elle est bonne (agathos). Le « jugement » n’est pas « sanction », mais admiration et affection : l’on aime ces personnes qui diffusent sur le monde la tendresse, le regard positif, aussi loin que possible des critiques en tout genre qui enlèvent à chacun jusqu’au goût de la vie.

Maison d'Etty à partir de 1937

Etty apprécie tout, jusqu’aux plus petites choses ; le retour du printemps, un bouquet de roses, un petit cyclamen près de sa lampe métallique ; tout ce que son monde étriqué de recluse lui laisse encore. Les moments de lecture arrachés à son emploi du temps fastidieux de secrétaire du Conseil juif au camp de Westerbork : Rilke, les romans russes, la Bible… Elle a peu de choses matérielles à donner ; par contre, on la voit parcourir les rues de la ville pour prendre des nouvelles, parler, communiquer ce qui ressemble à de l’optimisme. Son souci exclusif : aider les autres.

Avec cela, du haut de ses 27 ans, elle parvient à neutraliser la haine qui risque de détruire les victimes d’arrestation, de déplacements pour des directions incertaines, en faisant ce constat dur à entendre : le bourreau est commandité dans ses actes par une organisation ; la victime porte en elle le même poison, et de victime la veille elle risque de devenir bourreau le lendemain. Il n’y a pas dans l’humanité « les bons et les méchants ». La réalité est plus complexe. Les temps de crise la révèlent comme à travers une loupe.

Un autre visage du moi.

S’il est pratiquement impossible de construire à soi seul un îlot de tendresse dans un monde ravagé, il faut signaler ici le rôle décisif de la thérapie psychologique qui fut l’un des pôles de la personnalité d’Etty. Elle ne cache pas ses nombreux succès auprès des hommes, ainsi que ses échecs, ses angoisses, sa dépression. C’était « avant », avant l’écriture de ses notes, et sa rencontre avec S. de loin son aîné, psychothérapeute inclassable passionné de chirologie. Cet étonnant personnage utilisait la force physique, la lutte corps à corps (!), en vue de débloquer les nœuds intérieurs, autant de barrage, selon lui, qui empêchent un sujet de s’ouvrir à soi d’abord, puis aux autres.

Il y eut entre ces deux êtres beaucoup de tendresse, de complicité, de sensualité aussi. Il est sûr que la tendresse qu’Etty étendra ensuite au monde entier est redevable à cette relation privilégiée.

Quand la présence à Dieu conduit à l’Évangile

Saint Augustin dans la lumière de sa conversion retranscrite dans les Confessions, invoque inlassablement le nom de Dieu qui l’a sauvé. Il confesse à la gloire de Dieu le poids de ses péchés et la joie d’y voir clair maintenant, après des années de vagabondage intellectuel et spirituel. Sa démarche, pour nous, est compréhensible.

Par contre, lorsqu’une jeune femme juive, dont la foi semble venir de nulle part, s’adresse à Dieu, sans cesse, de manière abrupte et familière, l’étonnement est grand. Sa culture juive supposée frappe en effet d’interdit l’écriture et la prononciation du nom de Dieu ; le témoignage sacré est transformé en périphrase : « le Saint, béni soit-Il ».

Etty ne peut l’ignorer. Et pourtant Dieu, proche, sans attributs, apparaît dans ces lignes avec une force singulière. C’est l’évidence d’une présence, à proximité de ses préoccupations ; un secret toutefois bien gardé, car Il ne semble pas répondre aux interpellations dont il est l’objet. Cela n’empêche pas Etty de trouver, du fait de la Présence, des gestes qui l’étonnent elle-même. Elle se retrouve par terre, agenouillée : un geste, dit-elle, que sa culture ne lui a pas transmis. Une sorte de rite sacré, spontané, qui la fait sortir d’elle-même. « La fille qui ne savait pas s’agenouiller », une formule qui a plu aux critiques, et que l’on voit souvent en tête d’un article qui la concerne.

Le fil conducteur premier de la vie de notre auteur, que nous disions élargie, animée, comme dynamisée par sa relation à S. nous conduit étonnamment à sa relation à Dieu.

Une grande tendresse, quasi-maternelle, enveloppe la Présence, qu’elle aborde de front. Dieu est là quand je l’appelle, comme par un prénom connu. Mais sans doute est-il trop haut, trop inaccessible, pour se mêler au chaos, à la tourmente dont les hommes sont responsables. Les cœurs sont fermés, embarrassés par leurs soucis, leurs haines ; Dieu ne saurait y avoir accès.

D’où ces formules d’abord étranges : « je vais t’aider, Dieu, à exister en moi et dans les autres ». Il y faudrait une prière continue, étendue à l’univers entier.

Le projet semble ambitieux ; et l’on voit se profiler les interrogations spirituelles qui naîtront de la découverte horrifiée de la Shoah : la toute-puissance de Dieu, maître de l’univers, et donateur de paix, où est-elle ? Pourquoi s’est-Il replié dans un insupportable silence ?

« Aider » Dieu ; prier ; se recueillir en sa présence : à la fin d’un bref parcours, Il se révèle à elle dans une vraie joie : « je crois en Dieu », dit-elle à un de ses amis. Et la foi alors croise à chaque pas la Parole qu’Il nous donne à travers l’Évangile.

Ce qui frappe Etty et relance son espérance, ce sont les paraboles du « dépouillement », de l’abandon de soi à la Providence ; cette fois concrètement à portée de main. « Même les lys des champs sont parés des plus beaux atours »…

L’on serait tenté de continuer, si cette suite ne risquait pas de christianiser Etty, qui ne doit pas être récupérée. « Quand bien même je serais enfermée dans une cellule souterraine… mon cœur comme un oiseau prendrait son libre essor vers lui, et c’est pourquoi tout est si simple, tu sais, terriblement simple, beau et plein de sens ».

L’on arrive au terme des pages du Journal, où se multiplient les formules les plus fortes, les professions d’amour de la vie les plus paradoxales souvent. « La vie est bonne et belle ». Constatation ? Auto-persuasion ? Expérience ? On ne saurait épiloguer. Réfléchir plutôt à ces affirmations, les honorer en les replaçant en leur temps ; et peut-être essayer d’en mesurer l’impact sur nos visions largement négatives de la vie et du monde.

Annick Rousseau
20 juillet 2014

3 comments to Coup d’œil sur… le journal d’Etty

  • Yves Bridonneau

    J’ai lu cet article avec beaucoup d’émotion. Cette jeune femme nous fait reconstruire une nouvelle spiritualité, une nouvelle relation avec un Dieu intérieur, qui nous manque parfois dans notre vie religieuse “officielle”.
    En même temps, elle nous fait aimer la vie d’une façon nouvelle, avec la découverte d’une paix installée, même dans les conditions épouvantables qu’elle a vécues
    Cette jeune femme a remis de l’ordre dans la vie personnelle de beaucoup, dont la mienne
    Merci encore de votre texte

  • Catherine Maestracci

    Oui merci Annick pour cette belle présentation.
    Je viens de commencer depuis quelques jours lla lecture du journal d’Etty acheté il y a quelques mois. Je la découvre….Elle est parfois déroutante mais surtout bouleversante par sa fraîcheur, son authenticité, son désir de vérité……A suivre…….

  • dufour béatrice

    Merci Annick pour cette belle présentation d’Hetty qui m’a séduite aussi l’an passé. On y trouve effectivement la beauté et la plénitude de la vocation d’une femme dans un contexte dramatique. C’est une superbe hymne à l’espérance , une consolation pour toute femme qui vit dans l’adversité d’une vie parfois cauchemardesque. Super de l’avoir proposée à notre lecture !

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